C'est un diktat des gargouillis, une addiction au casse-dalle, un truc de pique-assiette pour amoureux des petits fours. Ca vous frappe, comme ça, par surprise et sans vergogne, toujours aux mêmes endroits : baraques à frites, camions à pizza, bars à tapas, salles de réception de ministères, autant dire partout. Pour ne rien arranger, cette maladie est tout aussi difficile en matière de timing, ça dépend de son humeur. Bougonne, elle vous fera du coude entre les repas. Sociable, elle vous titille à l'heure de l'apéro. S'inquiéter dès l'apparition des premiers symptômes car on ne la soigne pas, même si certains lui font bien la guerre, comme la Grande Armée des Diététiciens. Mais s'ils ont fait leurs preuves en désignant le mal, ils sont incapables de le guérir. Aux malades de conjurer le sort en adressant leurs prières à la sainte trinité petit-déjeuner, déjeuner, dîner.
Le mal dont je vous parle, la Grignite, est une maladie des petites faims et des plaisirs coupables. C'est celle là-même qui nous fait les fonds de poches avant de nous abandonner, les abdos-fessiers en berne, le moral à zéro.
Ses victimes sont aujourd'hui nombreuses. Elle les aborde en minaudant, leur fait un peu d'oeil, et paf, les voilà plongeant les dents droits devant, la langue en bandoulière, la serviette encore autour du cou. Entre les mains des victimes on trouve parfois un ustensile - couteau, cuillère, fourchette, baguettes - mais pas nécessairement deux, sauf pour les baguettes. C'est bien la preuve que la Grignite se passe des règles habituelles, un peu comme une maladie de la transgression. Est-ce pour autant une maladie d'excès? Non, car la Grignite est pingre, radine comme un patron. Bref, grâce à la Grignite, c'est votre banquier qui va être content.
Chant des sirènes version grande-bouffe, la Grignite fait partie des harmonies urbaines, mais pas que. Rats des villes comme des rats des champs sont vecteurs de la maladie. Huppée, sucrée, salée, casher, halal, la Grignite n'a ni Dieu ni Maître. Elle est un jeu dont les règles sont à inventer, c'est une maladie de la vie (mais la vie, n'est-elle pas, elle aussi, une maladie ?). Bref, avoir la Grignite c'est une manière d'être au monde. C'est pourquoi il faut donner sens à la Grignite. Avoir la Grignite, c'est grignoter au sens large, et donc pas uniquement en dehors des heures des repas. Si on ne prête qu'aux riches, on ne grignote pas dans un grand restaurant. Néanmoins, on pourra grignoter à une petite table. Exemple classique, le bar à tapas. Les Japonais, eux, ont les izakayas, sorte de bars ou de pubs où on piccole pas mal en grignotant très bien. En France, malheureusement, la Grignite est déconsidérée au profit de la Gastronomite. Traditionnellement, la fonction occupée par le pub, le bar à tapas ou l'izakaya est remplie, en France, par le bistrot. Mais aujourd'hui, d'aucuns affirment que le McDo fait tout aussi bien l'affaire. La mondialisation, qui est vachement forte quand même, a quant à elle inventé un mot pour parler de Grignite. Elle appelle ça street food. Et elle n'a pas forcément tort. Si ce n'est qu'elle oublie les Dinosaurus et autres Granolas qui ont, eux aussi, leurs places au Panthéon de la Grignite. A leurs côtés, là-haut, trônent une baguette et du kiri, quelques tranches de serrano, un bout de parmesan et de la brioche au nutella. Près d'eux, nobles, la posture altière, des sandwichs Mark's and Spencer et quelques sardines à l'huile, échappées d'une conserve. Tous et toutes chantent en choeur cette chanson douce comme pour dire oui, amis, le Panthéon de la Grignite est grand!